Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique enregistrés les 24 décembre 2019, 23 mars et 22 octobre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Evidence demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, refusant d’abroger l’arrêté du 18 décembre 2018 portant approbation du règlement intérieur de la chambre nationale des huissiers de justice ;
2°) d’enjoindre sous astreinte au ministre d’abroger cet arrêté dans un délai de quinze jours ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de commerce ;
– l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 ;
– l’ordonnance n°2016-728 du 2 juin 2016 ;
– le décret n° 56-222 du 29 février 1956 ;
– décret n°2016-230 du 26 février 2016 ;
– l’arrêté du 4 août 2004 fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Catherine Moreau, conseillère d’Etat en service extraordinaire,
– les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 2 mars 2022, présentée par le garde des sceaux, ministre de la justice ;
Considérant ce qui suit :
1. La société Evidence, étude d’huissiers de justice installée à Chelles (Seine-et-Marne), a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice, d’abroger l’arrêté du 18 décembre 2018 par lequel il a approuvé les modifications apportées par une délibération du 20 septembre 2018 au règlement intérieur de la chambre nationale des huissiers de justice et portant sur le calcul des indemnités de transport qui peuvent être remboursées aux huissiers de justice. Elle demande l’annulation de la décision de refus qui lui a été opposée le 25 octobre 2019 par le garde des sceaux, ministre de la justice.
2. D’une part, aux termes du premier aliéna de l’article 1er de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers : » Les huissiers de justice sont les officiers ministériels qui ont seuls qualité pour signifier les actes et les exploits, faire les notifications prescrites par les règlements lorsque le mode de notification n’a pas été précisé et ramener à exécution les décisions de justice, ainsi que les actes ou titres en forme exécutoire « . L’article 3 de la même ordonnance, dans sa rédaction issue de l’article 54 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, prévoit que la compétence territoriale des huissiers de justice, pour l’exercice des activités prévues notamment au premier alinéa de l’article 1er, s’exerce dans le ressort de la cour d’appel au sein duquel ils ont établi leur résidence professionnelle et renvoie à un décret en Conseil d’Etat la fixation du ressort territorial au sein duquel ils sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours. L’article 15 du décret du 29 février 1956 pris pour l’application de l’ordonnance du 2 novembre 1945 a fixé ce ressort territorial au ressort du tribunal judiciaire dans lequel les huissiers de justice ont établi leur résidence.
3. D’autre part, le 3° de l’annexe 4-8 à laquelle renvoie le 2° de l’article R. 444-3 du code de commerce, dans sa rédaction résultant du décret du 26 février 2016 relatif aux tarifs de certains professionnels du droit, prévoit que les huissiers de justice » peuvent se faire rembourser : a) les frais de déplacement, sauf pour les significations d’avocat à avocat « . Aux termes de l’article R. 444-12 du même code : » Le remboursement des frais mentionnés au 2° de l’article R. 444-3 peut être forfaitaire ou au coût réel de la dépense engagée par le professionnel pour la réalisation d’une prestation. Lorsque ce remboursement est forfaitaire, le montant du forfait est fixé par l’arrêté conjoint mentionné à l’article L. 444-3, sur la base d’une évaluation moyenne ou d’une valeur de référence appropriée, selon la nature des frais « .
4. Enfin, aux termes du dernier alinéa de l’article 8 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers de justice : » La chambre nationale des huissiers de justice peut établir, en ce qui concerne les usages de la profession à l’échelon national, un règlement qui est soumis à l’approbation du garde des sceaux, ministre de la justice « . Ces dispositions ont été remplacées depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2019, de l’article 16 de l’ordonnance du 2 juin 2016 relative au statut de commissaire de justice, par des dispositions de portée analogue, selon lesquelles la chambre nationale des commissaires de justice » a pour attribution : / (…) / 5° D’établir un règlement déontologique national, soumis à l’approbation du garde des sceaux, ministre de la justice, portant sur les usages de la profession, le contrôle des fonds encaissés pour le compte des tiers et les rapports des commissaires de justice entre eux, avec le personnel de l’office et avec les tiers ; / (…) / 9° D’établir un règlement intérieur sur son fonctionnement ; / (…) « .
5. L’article 75-1 du décret du 29 février 1956 a institué, en vue d’uniformiser le coût des déplacements des huissiers de justice, un service de compensation des transports au sein de la chambre nationale des huissiers de justice, devenue chambre nationale des commissaires de justice, chargé de collecter les indemnités pour frais de transport et de les répartir en fonction des déplacements accomplis par chaque huissier pour la signification des actes suivant des modalités fixées par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice. Sur le fondement de l’article 75-3 du même décret, le garde des sceaux, ministre de la justice a pris l’arrêté du 4 août 2004 pour fixer les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice. Aux termes du troisième alinéa de l’article 2 de cet arrêté, qui détermine les modalités de calcul des indemnités pour frais de déplacement : » Les frais kilométriques applicables résultent du produit de la valeur du kilomètre par le cumul des distances du lieu de résidence de l’office aux communes où les actes sont signifiés et les procès-verbaux dressés. Toutefois, seuls sont pris en considération les déplacements de plus de 2 kilomètres des limites de la commune où est fixée la résidence avec un maximum de 25 kilomètres. Les distances ne sont pas prises en compte au-delà de deux déplacements par jour dans la même commune « . Aux termes de l’article 6 de ce même arrêté : » Dans le respect des dispositions des articles 75-1 à 75-4 du décret du 29 février 1956 susvisé et de celles du présent arrêté, le règlement intérieur de la chambre nationale précise les modalités d’exécution des opérations de compensation et de contrôle incombant au service de compensation des transports « .
6. Le paragraphe 1.3.2.1 du règlement intérieur de la chambre nationale des huissiers de justice relatif au service de compensation des transports, modifié par la délibération du 20 septembre 2018, porte sur le remboursement au coût réel des frais de déplacement et dispose que : » Par dérogation à la règle fixée au troisième alinéa de l’article 2 de l’arrêté du 4 août 2004, l’indemnité pour frais de déplacement est calculée sur la totalité des kilomètres parcourus : / 1) pour les déplacements effectués dans les communes du canton dépendant de la résidence de l’huissier de justice. / 2) pour les déplacements effectués dans les communes des seuls cantons limitrophes de sa résidence et dépourvus d’office « . Aux termes du paragraphe 1.3.2.2 : » Par dérogation à la règle fixée au troisième alinéa de l’article 2 de l’arrêté du 4 août 2004, l’indemnité pour frais de déplacement n’est pas calculée sur les actes signifiés et les procès-verbaux dressés en dehors du ressort territorial au sein duquel les huissiers de justice sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours « . Enfin, le paragraphe 1.3.3.3 du règlement intérieur contesté porte sur la méthode de calcul du forfait pour le remboursement des frais de déplacement et prévoit que leur évaluation forfaitaire » est établie en considération du nombre de kilomètres retenus, divisé par le nombre d’actes signifiés et procès-verbaux dressés en matière civile et commerciale dans le ressort territorial au sein duquel les huissiers de justice sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours « .
7. Ces dispositions du règlement intérieur de la chambre nationale des huissiers de justice, résultant de la délibération du 20 septembre 2018 approuvée par l’arrêté du ministre du 18 décembre 2018 dont l’abrogation est demandée, dérogent aux règles fixées par l’article 2 de l’arrêté du 4 août 2004, d’une part, en étendant l’indemnisation des frais de déplacement au-delà d’un rayon de 25 km autour du lieu de résidence de l’huissier, tout en la restreignant aux seules communes du canton de résidence et aux cantons limitrophes, d’autre part, en limitant le remboursement de ces frais aux seuls déplacements effectués pour les actes pour lesquels les huissiers de justice sont requis.
8. Toutefois, l’article 6 de l’arrêté du 4 août 2004 n’investit le règlement intérieur de la chambre nationale que du pouvoir de préciser, dans le respect des dispositions des articles 75-1 à 75-4 du décret du 29 février 1956 et de celles de l’arrêté, les modalités d’exécution des opérations de compensation et de contrôle incombant au service de compensation des transports. Ni cet article, ni aucune autre disposition ne donnent compétence au règlement intérieur pour déroger aux mesures prises par le ministre sur le fondement de l’article 75-3 du décret du 29 février 1956. Par suite, alors même que le ministre aurait eu compétence pour modifier sur le fondement de cet article 75-3 les dispositions de l’arrêté du 4 août 2004, la société requérante est fondée à soutenir que les dispositions qu’elle conteste, résultant d’une modification du règlement intérieur de la chambre nationale approuvée par le ministre, sont entachées d’illégalité.
9. Il résulte de ce qui précède que la société requérante est fondée à demander l’annulation du refus du garde des sceaux, ministre de la justice, d’abroger l’arrêté du 18 décembre 2018 en tant qu’il approuve les paragraphes 1.3.2.1, 1.3.2.2 et 1.3.3.3 du règlement intérieur adopté par la chambre nationale des huissiers de justice.
10. L’annulation de cette décision impliquant nécessairement l’abrogation de l’arrêté du 18 décembre 2018 en tant qu’il approuve les dispositions de ces paragraphes, il y a lieu pour le Conseil d’Etat d’enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice de procéder à cette abrogation dans un délai de deux mois, sans qu’il soit nécessaire d’assortir cette injonction d’une astreinte.
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Evidence au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La décision par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé d’abroger l’arrêté du 18 décembre 2018 en tant qu’il approuve les paragraphes 1.3.2.1, 1.3.2.2 et 1.3.3.3 du règlement intérieur adopté par la chambre nationale des huissiers de justice est annulée.
Article 2 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice d’abroger dans un délai de deux mois l’arrêté du 18 décembre 2018 en tant qu’il approuve les paragraphes 1.3.2.1, 1.3.2.2 et 1.3.3.3 du règlement intérieur adopté par la chambre nationale des huissiers de justice.
Article 3 : l’Etat versera à la société Evidence une somme de 3 000 euros, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5: La présente décision sera notifiée à la société Evidence et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré à l’issue de la séance du 25 février 2022 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. B… G…, M. Fabien Raynaud, présidents de chambre ; M. K… D…, Mme F… J…, M. E… H…, M. A… I…, Mme Bénédicte Fauvarque-Cosson, conseillers d’Etat et Mme Catherine Moreau, conseillère d’Etat en service extraordinaire-rapporteure.
Rendu le 21 mars 2022.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Catherine Moreau
La secrétaire :
Signé : Mme L… C…
ECLI:FR:CECHR:2022:437072.20220321